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Quelles représentations des risques et des crises, qui intègrent les enjeux d'un monde numérisé, peuvent permettre d'appréhender les choses plus en phase avec la réalité d'aujourd'hui et de demain ?

De la prévention des risques à la préparation aux crises

Un monde en crise est un monde incertain (voir Edgar Morin, Sur la crise), qui par définition ne peut pas prévenir tous les risques puisque ceux-ci sont précisément imprévisibles. Agir dans l'incertitude n'est pas la même chose qu'agir face à une perturbation : l'incertitude nous rend aveugle aux conséquences de nos actes, en tant que ceux-ci interagissent avec le monde. Le principe de prévention est fondé sur la bonne connaissance de ce qu'on veut prévenir : mieux on sait ce qu'on veut prévenir, plus on va mobiliser les moyens appropriés pour le faire. Comme on l'a vu, la "société du risque" ou le "monde en crise" se caractérise par un fort degré d'incertitude, ce n'est pas plus de risques au sens de l'aléa, mais plus d'incertitude quant aux causes et aux conséquences des événements et des comportements - prendre une décision comporte plus de risques au sens où on "prend le risque" que ça ne se passe pas comme on l'avait prévu. Prévenir c'est prévoir ; face à l'incertitude, il s'agit plutôt de se préparer. Entendons-nous bien, la préparation n'a pas vocation à remplacer la prévention, ces deux logiques doivent être pensées ensemble.

Se préparer c'est rassembler des choses en vue d'une opération à venir et les tenir prêtes. Il apparaît que la prévention comme la préparation sont basés sur la connaissance de ce qui arrive, qu'on cherche à l'empêcher d'advenir, ou qu'on s'apprête à y faire face (ou à l'accueillir). Si le métier des gestionnaire des risques c'est de les prévenir, les métiers des crises et de l'intervention sont plutôt de s'y préparer. C'est ainsi que Nadège Baptista (ancienne officier de marine, aujourd'hui actrice territoriale) explique l'importance de l'exercice dans l'armée, de la répétition quasi-ritualisée pour se préparer individuellement et collectivement aux différentes situations urgentes. Dans son article « Gestion de crise et incertitude(s) ou comment planifier le hors-cadre et l’inimaginable », la géographe et spécialiste de la crise Magali Reghezza-Zitt explique :

Les dispositifs de gestion de crise reposent sur des protocoles normés allant des exercices de préparation à la planification ex ante des moyens et des procédures, qui visent à produire des routines pour limiter l’incertitude inhérente à toute situation d’instabilité. Les crises « hors-cadre » font précisément voler en éclat ces tentatives de contrôle de l’incertitude.

La prévention comme la préparation se retrouvent donc face au même problème : celui de l'imprévisible, du hors-cadre, de l'incontrôlable. La prévention (ou l'atténuation) tente d'annihiler l'imprévisible, en augmentant notre connaissance des choses pour mieux les contrôler et les arrêter avant un potentiel choc (par exemple pour les risques naturels, construire des digues pour ralentir la montée des eaux ; ou bien pour les risques politiques, faire des sondages pour vérifier l'état d'esprit des citoyens sur les polémiques). La prévention suppose une connaissance fine et complexe des phénomènes qu'on tente d'empêcher, c'est ainsi qu'elle est associée aux experts, aux chercheurs, et aux décisionnaires politiques. La logique de préparation elle cherche plutôt à organiser les choses, elle est tournée vers l'action collective, et peut se faire à grande échelle (exercices scolaires de réaction à la sirène tous les premiers mercredi du mois) ou à des degrés individuels (avoir des stocks de nourriture pour 3 jours chez soi). La politique française penche historiquement vers la logique de prévention, dans l'idée de pouvoir éviter les chocs. Mais si les chocs sont de plus en plus imprévisibles (parce que hyper-complexes, multi-factoriels, avec beaucoup d'effets cascades et d'interdépendances), la prévention doit pouvoir être complémentaire avec la préparation à l'imprévisible. Mais alors comment se préparer à l'imprévisible ?

On ne peut pas s'exercer à ce qu'on ne connaît pas, mais l'exercice sert un autre but : créer une expérience collective, une cohésion autour d'événements plus ou moins prévus. C'est cette cohésion qui constitue la préparation la plus efficace pour réagir aux imprévus, s'adapter ensemble :

L’exercice permet de créer des routines pour réagir aux imprévus, mais aussi, plus largement, d’apprendre aux acteurs à se connaître, à échanger de l’information, ce qui est une façon de réduire l’inconnu, et de développer l’expérience et les synergies qui permettent de faire face au hors-cadre.

Ce hors-cadre dont parle Magali Reghezza-Zitt va au-delà du problème de l'imprévisible : il caractérise l'inimaginable, ce qu'on ignore ignorer. En effet, les routines peuvent dans certains situations s'avérer inopérantes, non pas parce qu'elles sont défaillantes, mais parce que la situation créer des conditions telles que la routine devient inappropriée. Elle va plus loin : le routine peut créer des inerties et des stagnations chez les acteurs, empêchant l'adaptation à la situation réelle. La préparation à la crise ne peut être une solution que si elle intègre l'inimaginable dans ses dispositifs.

Nous n'héritons pas de la terre de nos parents, nous l'empruntons à nos enfants. Antoine de Saint-Exupéry

Face à l'imprévisible, deux pistes se dessinent alors : le développement durable, et le principe de précaution. Ce dernier a été posé au Sommet de Rio en 1992 pour inviter à anticiper des risques et agir malgré l'absence de certitudes scientifiques sur certains sujets portant de forts potentiels de dangerosité hypothétique (les OGM par exemple). Le terme de précaution est dérivé du latin « praecavere » signifiant « se tenir sur ses gardes ». Le principe de précaution est issu du Principe responsabilité de Hans Jonas (1979), qui souligne l'impératif éthique de réfléchir en amont aux effets du déploiement de technologies puissantes modernes capables d'éradiquer la vie humaine (comme le nucléaire). En France, c'est la Loi Barnier (1995) qui encadre ce principe « selon lequel l’absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l’environnement, à un coût économiquement acceptable ». Si le principe de précaution permet de prendre en compte l'imprévisible, il se fonde toujours sur ce qui est calculable, sur un calcul économique et scientifique qui met dans la balance le coût des mesures sécuritaires et le coût des effets destructeurs potentiels.

Le développement durable s'inscrit dans la même veine, il est entré en vigueur dans les textes de loi en même temps que le principe de précaution. Pour autant il est fondé sur d'autres idées : c'est « un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs ». Plutôt qu'à un calcul et une mesure, il invite à penser en terme de besoins et de ressources, les nôtres et celles des générations à venir. L'économiste Béatrice Quenault fait une critique du Cadre d'Action de Sendaï (CAS, 2015) qui posaient les principes internationaux de gestion des risques futurs :

Les priorités d’action envisagées par le CAS ne s’attellent qu’à la « face émergée de l’iceberg » (les effets des catastrophes) sans s’attaquer réellement à sa « partie immergée » (ses causes profondes liées aux vulnérabilités de fond et aux trajectoires de développement non durable).

Elle invite à se concentrer moins sur les catastrophes que sur les risques, c'est-à-dire une gestion de la dangerosité de nos activités, et d'envisager la crise dans son potentiel transformateur.