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Quelles sont les tensions qui émergent de l'entrecroisement de ces deux modèles ? Il ne s'agit pas de les opposer, mais de montrer autour de quelles représentations, et quelles situations, les numériques dans un monde en crise peuvent faire l'objet d'arbitrages entre des logiques contraires.

Commun ou contrôle

Entre surveillance des comportements et des gens, et mise à disponibilité des technologies au plus grand nombre. Les crises, d'autant plus quand elles deviennent permanentes, accélèrent les logiques de sécurité et de contrôle. Face à l'incertitude et au chaos provoqué par des événements majeurs inattendus, une réaction est celle du regain de contrôle (qui permet aux preneurs de décision d'agir plus vite et de garder une certaine maîtrise des événements à venir) et de surveillance (qui permet de maîtriser les flux et les aléas, qu'ils soient humains, techniques, ou environnementaux). Par exemple, la pandémie de covid-19 a permis de mettre en place des systèmes de surveillance des populations très rapidement et massivement (attestations, contrôles policiers), et à accélérer des décisions politiques de contrôle, comme la loi pour la sécurité globale.

Une autre réaction possible est celle de la mise en commun. En effet, face à la perte de contrôle causée par les crises, le temps est plutôt à la mutualisation des ressources qui pourraient manquer, à la solidarité, à la mise en capacité des populations pour répartir les forces d'action (notamment du travail social), etc. Ces deux types de réaction nous invitent à questionner les technologies qui peuvent être au service de ces logiques, la technologie étant elle-même un accélérateur de ces deux phénomènes : internet par exemple pour le commun, et les caméras de surveillance pour le contrôle. Les technologies numériques permettant d'un côté de mettre en lien un grand nombre de personnes et de diffuser rapidement des informations à travers le monde ; de l'autre, de mesurer et traiter des grosses quantités de données et de s'implémenter dans toutes les sphères environnementales et humaines, jusqu'à l'intimité des corps et des comportements privés.

Mais les choses ne sont pas binaires : l'arbitrage entre ces deux logiques d'action qui mobilisent la technologie numérique est complexe, celle-ci pouvant être qualifiée de bonne ou mauvaise selon le type d'acteur qui s'en empare, le type d'usages qu'elle permet, et les situations dans lesquelles elle est utilisée. Par exemple les capteurs connectés de Vigicrues qui surveillent les cours d'eau permettent d'alerter rapidement et efficacement les professionnels en cas de montée des eaux. Une grande partie de la prévention des risques majeurs repose sur des technologies de contrôle et de surveillance. Ces solutions sont réservées aux experts

Carte nationale

Quand les capteurs ne marchent pas pour une raison ou une autre (par exemple dans le Gard un capteur a été vandalisé et rendu inopérant en 2017), d'autres technologies ouvertes peuvent mobiliser des logiques d'actions différentes. Par exemple mettre en place un système de remontée d'informations des habitants (avec partage de photos et vidéos) pour que n'importe qui puisse rendre compte de l'état des eaux dans son environnement local. La théorie des communs s'est beaucoup matérialisée dans le numérique, surtout avec l'avènement d'Internet "qui s’est constitué comme un gigantesque commun mondial".

Gouvernance locale ou centrale/globale

Dans une problématique similaire, l'arbitrage entre la gouvernance locale ou centralisée dans les crises est très questionné, notamment pour mettre en place, gérer, et utiliser des dispositifs numériques. Pourquoi similaire ? Parce que la logique de contrôle est généralement associée à l'échelle globale (États, Europe), celle-ci ayant un besoin de généralisation et ne pouvant traiter la complexité des données localisées ; et la logique de commun (en tant qu'elle se met en place dans l'action publique) étant associée à une échelle municipale ou des collectivités territoriales, au plus proche des usagers.

La question des communs, par laquelle les acteurs participent directement aux formes de gouvernementalité, interroge nécessairement les pouvoirs publics les plus proches des usagers que sont les municipalités et, plus globalement, les collectivités territoriales. Hervé Le Crosnier

Les crises majeures sont traditionnellement en France le moment de centralisation des expertises pour coordonner les décisions et les moyens : plus une crise sera étendue, plus ses conséquences vont dépasser les échelles locales, plus les processus de gouvernance vont être centralisés au niveau de la Préfecture, et des Ministères. Nous nous intéressons aux risques majeurs, dont les conséquences dépassent largement les échelles municipales et des collectivités. Le moment de la crise est celui de la prise de décision rapide, ne pouvant s'encombrer des systèmes de gouvernance lourds et complexes habituels, et de la vision globale pour prendre en compte tous les aspects d'une crise. C'est ainsi qu'elle va aboutir à la création d'une cellule de crise centralisée, de laquelle les décisions importantes vont sortir, basées sur des expertises techniques et managériales de gestion de crise.

En même temps, l'échelle locale est indispensable pour traiter les problèmes spécifiques à un territoire. Dès le début de la pandémie de covid-19, les décisions gouvernementales ont été vivement critiquées par certains territoriaux qui les jugeaient trop lointaines des problèmes réels de leurs collectivités, voire contre-productives. D'autant plus qu'il apparaît que les citoyens ont une plus grande confiance dans leur gouvernement municipal, plus proche de leur quotidien et plus accessible.

Quand la crise devient permanente (comme l'est la crise du covid-19 qui nous met face à des mesures d'urgence depuis presqu'un an), il apparaît que la centralisation des décisions a des limites - notamment parce que la résilience des gens va plutôt se mettre en place à des niveaux locaux, qu'il s'agit pour les acteurs publics d'identifier et de soutenir. Pour autant, du point de vue des solutions numériques, celles-ci gagnent souvent à être déployées à des échelles plus importantes. D'abord parce que le local manque de moyens (techniques, infrastructurels, financiers), et a besoin de l'ingénierie des plus grandes échelles (métropoles, préfecture, régions) pour à la fois mettre en place les moyens technologiques, et les coordonner avec différents territoires pour mutualiser les moyens et les outils. Le problème se situerait alors dans la relation hiérarchique entre le global et le local

Comme l'explique bien Bruno Latour dans Où atterrir ?, le choix n'est pas à faire entre le local et le global, aucun des deux n'étant une solution en soi. Il propose plutôt de penser dans une axiologie différente : celle du Hors-Sol et du Terrestre. Lors d'un connecteur recherche, la chercheuse Chloé Tankam et le géographe Luc Gwiazdzinski soulignaient la nécessité de penser en terme d'interrelations et d'interdépendances des territoires, plutôt qu'en terme de relocalisation et de délocalisation ; et d'imaginer ce que Bruno Latour appellerait des alliances.

Dépendance ou autonomie (des individus et des collectifs)